Qu'est-ce qu'une bonne enquête ?
Programme et compte-rendu 2007-2008
2–Enquêter sur les partitions de la «réalité sociale». Séances du 15 janvier au 19 février 2008.
3–Enquêtes collectives et collectifs d’enquête. Séances du 1er avril au 3 juin 2008.
Affiche 2007-2008
Nous avons adopté une démarche de travail collectif : chaque participant du séminaire a lui-même été invité à soumettre à tous des matériaux d’enquête, descriptions, dossiers de première main ou journaux de terrains. Le travail en séances collectives (4 séances sur 13) a consisté à rapprocher l’ensemble, sous l’éclairage des autres séances (analyse d’enquêtes exemplaires, histoire et théories de l’enquête). Chaque participant a eu la possibilité de soumettre de nouvelles versions de ses textes. L’ensemble a donné lieu à une suite de textes, et à un recueils final autour d’un thème commun : « Typifications et progression d’enquête ». Ce recueil traduit un travail collectif d’élaboration des notes de terrain.
Le premier cycle de séances, « Aux sources de l’enquête de terrain », est parti d’un certain nombre de journaux d’enquêtes exemplaires (notamment celui de Jeanne Favret-Saada et José Contreras), de théories de l’enquête (notamment l’exigence de première main chez John Dewey) pour travailler sur les thèmes de « la bonne description » et du rapport enquêteur-enquêté considéré pour ses valeurs d’expérience. Une confrontation avec les matériaux des séances collectives nous a conduit à approfondir les techniques de prise de note, de rédaction et d'édition du journal de recherche.
Le second cycle, en partant d’Alfred Schutz, sur les « réalités multiples », visait à remettre à plat une approche des partitions de la réalité sociale, du point de vue de chaque milieu concerné, comme exigence descriptive première. Un de ses domaines de concrétisation est la problématique de distribution sociale des connaissances (et non pas seulement des idées) : qui, dans telle situation, peut savoir quoi sur quoi ? Nous avons ainsi exposé les cas de l’affaire dite du RER D en été 2004 et celui des enquêtes épiscopales et privées relatives à l'apparition de La Salette (1847). Élisabeth Claverie, invitée, a développé quant à elle, d’après une enquête en cours, une analyse historique des apparitions de Lourdes, re-situées dans le milieu des enfants montagnards paysans.
Le troisième cycle de séances a porté sur les dimensions collectives de l’enquête : observer à plusieurs, et constituer les « faits » contrôlés scientifiquement dans la mesure où fonctionne, explicitement ou tacitement, un milieu scientifique autonome. C’est le sens d’un thème de Dewey, « se mettre d’accord sur les faits », formule employée aussi au siècle précédent par un collectif de savants réunis par Frédéric Le Play, en 1848. Dans cet esprit, a été exposée la vaste enquête collective actuellement en cours sur un quartier difficile de Mélilla (enclave espagnole au Maroc), par deux de ses animateurs, Eduardo Rodriguez-Martin, et Margalida Mulet Pascual. L’enquête, menée dans l’esprit de l’école de Chicago, effectuée par 35 personnes, est animée par des post-doctorants et doctorants de l’EHESS, dans le cadre d’une association de recherche fondée par eux. Enfin, Daniel Cefaï et Edouard Gardella sont venus présenter et discuter leur travail de traduction pour le recueil de textes qu'ils préparent sous le titre L’Engagement ethnographique.
Enfin, parallèlement à l’invitation conjointe du Centre d’études des mouvements sociaux (CEMS) et du Groupe de sociologie politique et morale (GSPM), l’auteure de Avoiding Politics : How Americans Produce Apathy in Everyday Life (Cambridge, 1988), Nina S. Eliasoph, a animé une discussion à partir des notes de terrains de doctorants, suivant sa manière de conduire ses séminaires d’ethnographie politique en Californie.
Typifications et progressions d’enquête, Recueil des travaux du Séminaire pratiques d’enquête et sens de la réalité sociale, Tome 6, Paris, EHESS, mai 2008, multigr., 112 pages [Naziha Aboubeker, Typifications au guichet et au tribunal ; Kamel Boukir, Du goût au dégoût des autres : affects et émotions dans le choix d’un « terrain » difficile, dans la conduite de l’enquête, et dans l’abandon de celle-ci ; Frida Calderon, Les migrants se racontent…pour dire quoi, à qui? (Michoacan, Mexique) ; Karine-Hinano Guerin, Aspects des pratiques d’adoption en Chine ; Xenia De Heering, De proche en proche : pratiques de jeunes tibétains sur leurs régions d’origine, formés au développement rural ; Marie-Paule Hille, Repas collectifs en période de ramadan, dans le Xidaotang (Province chinoise à forte présence musulmane) : ethnographie et analyse ; Lucia Katz, Étudier les hommes hébergés dans les premières maisons d’hospitalités parisiennes : l’Œuvre de l’Hospitalité de Nuit et ses pauvres ; Candice Martinez, Acteurs gouvernementaux et définitions du problème de la délinquance en Argentine ; Rym Nouri, Essai de thématiser les étonnements et surprises d'Urbain Guérin sur quatre monographies d’ouvriers (1881-1895) ; Irène Ramos, Liens et clivages entre générations à l’occasion d’une célébration villageoise dans le Guerrero (Mexique) ; Chira Rossi, La Paroisse italienne de Paris: “le groupe du mercredi” ; Jean Frances, Stage de formation CGT-CNPE : récit d’enquête]
Compte-rendu 2009-2010
Poursuivant l’analyse des enquêtes, le séminaire de cette année a consacré la majeure partie de ses séance à la confrontation internationale des enquêtes de terrains, en privilégiant les chantiers en cours des membres du séminaire, animateurs et doctorants. Cette confrontation ne se limite pas à des « comparaisons » thématisées : les questions et les compte-rendu impliquent toujours de situer une monographie par rapport au reste du monde. La relation d’enquête doit être posée comme relation d’expérience à expérience. Les contributions de chacun des participants, en soumettant dans les séances des aspects de leurs travaux, ont explicité ces dimensions, y ont ajouté des comparaisons en séance, grâce à des terrains de la Chine à l’Argentine, en passant par l’Afrique Nord- et Sub-Saharienne.
Un premier bloc de a travaillé sur le journal de terrain de Jeanne Favret-Saada, coordonné avec le colloque autour de ses travaux d’octobre 2009 : que veut dire « L’indigène a toujours raison » ? Ont été examinées les conceptions de la « compréhension » aujourd’hui, dans le sillage de Dewey et Schutz (critiques à l’égard de Weber). Le journal de terrain de Jeanne Favret-Saada a été pris comme modèle et enjeu de réflexion sur ce que peuvent être les descriptions proprement scientifiques, à valeur de démonstration et de compte rendu d’expériences, liant l’expérimentation des enquêtés et l’expérimentation des enquêteurs.
La seconde série de séances a approfondi des problèmes surgis dans la première. Deux invités y ont contribué. Benoît Guillou a mis en discussion ses réflexions à partir d’observations denses sur les suites des massacres au Rwanda aujourd’hui : dans quelles conditions est rendue possible une cohabitation minimale, actuellement, entre bourreaux et victimes survivantes, quels sont les fonctionnement réels des politiques d’aveu et de pardon dans un contexte politique et social lourdement traumatisé ? A l’inverse des situations-limites, Carole Gayet a examiné les manières de percevoir et utiliser les normes supposées communes et qui mettent en jeu la « politesse », dans les rencontres improvisées entre anonymes sur les lieux publics.
Le livre publié d’Isabelle Thireau, Les ruses de la démocratie, a permis de centrer des questions sur le sens de la justice et le développement d’exigences démocratique à partir des modalités politiques de réhabilitation des victimes propres à la Chine : celle-ci a suivi une voie originale par rapport à toutes les autres sorties connues de totalitarisme, efficace dans l’abandon de l’Etat totalitaire comme dans l’évitement de la démocratie. Les travaux de trois autres doctorants sur la Chine se sont prêté également à la confrontation entre terrains, portant notamment sur la présence de traumatismes historiques et de formes inventées de coexistence. D’autres comparaisons ont mis aussi en perspective des politiques menées par des familles ou par des solidarités féminines au sein des familles, touchant les naissances, l’adoption, les formes de solidarité ou de conflits entre générations, de la Chine à l’Argentine, en passant par l’Afrique du nord, l’Andalousie et le Mexique.
Une séance autour du livre sous presse d’Alain Cottereau et Mokhtar Marzok, Une famille andalouse, a approfondi un autre thème transversal du séminaire : comment observer et décrire les évaluations des situations par les personnes enquêtées, sans séparer a priori les évaluations économiques, relationnelles et morales ? Suivant quel dispositif abandonner ses propres catégories et repères pour accéder à d’autres catégories et les traduire en compte-rendu ? Très instructives ont été par exemple les descriptions approfondies de ce qu’est la décence aujourd’hui dans le monde, notamment la décence des rapports entre les sexes, lorsque les normes ne cessent d’être bouleversées, sans consensus locaux, en rapport avec la mondialisation médiatique et celle des circulations de personnes migrantes.
Compte-rendu 2010-2011
Poursuivant l’analyse des enquêtes de terrain, le séminaire de cette année s’est consacré plus particulièrement à un aspect négligé des expériences d’investigation : les résistances à l’enquête, et les voies qui été recherchées pour les surmonter, avec ou sans succès. En arrière plan sont toujours mobilisées des problématiques générales, considérant l’enquête comme un rapport d’expérience à expérience, l’écriture du terrain comme compte-rendu de ce rapport ; il existe des sauts sans discontinuité entre le sens commun du citoyen enquêteur et l’enquête qui se veut scientifique. Dans les deux cas est posé le problème du « sens de la réalité sociale » tel que l’a élaboré notamment l’anthropologie d’Alfred Schutz, ouvrant un programme d’investigation comparative sur différentes manières de connecter l’expérience proche et l’imagination des lointains, en cours d’action et après coup.
Les séances se sont organisées en deux cycles thématiques, et en deux séries d’ateliers collectifs sur enquêtes des participants.
Un premier cycle a porté sur le statut du sens commun dans l'enquête scientifique – sciences de la nature et sciences sociales–, avec des textes pointus sur ce thème de C.S. Peirce, J. Dewey, E. Durkheim, A. Schutz, Nelson Goodman, Catherine Z. Elgin. Ce premier cycle a préparé en même temps la première série d’ateliers collectifs sur travaux de terrain. À la charnière des textes théoriques et du terrain a été étudié un aspect du journal de Josée Contreras et Jeanne Favret-Saada, Corps pour corps : quel dispositif a rendu sensible le « passage de l’autre côté », c’est-à-dire le basculement du monde d’un savoir des notables au monde du savoir des victimes de la sorcellerie et de leurs proches.
Aux séances de janvier et février a été travaillé un recueil de douze textes de participants à partir de leurs terrains, anthropologique ou historique. En histoire, l’équivalent du « terrain » est la mise en regard systématique de la critique des sources et des formes de vie sociale concernées, se résumant à la question : qui peut voir quoi, en quelles situations ?
Le second cycle thématique a porté sur l’évaluation des formes de vie sociale, en nous interrogeant sur l’accès aux évidences normatives dans les expériences de passage d’un univers de référence à l’autre, passages concernant les ensembles enquêtés comme les enquêteurs.
À cette occasion ont été particulièrement marquants trois exposés, dont deux mis en regard sur « Le sens du commerce aujourd’hui, aux confins d’anciens empires » :
— Un exposé de Marie-Paule Hille, de l’EHESS : « Le sens du commerce aujourd’hui : liens fraternels et liens marchands d’une confrérie aux confins de la Chine et du Tibet. »
Stéphane Baciocchi nous a fait partager un regard neuf sur Durkheim à partir de ses analyses sur des pans inédits du Cours « pragmatisme et sociologie » de celui-ci. Il nous a d’abord expliqué comment il a découvert des textes et versions inconnues ou négligées de Durkheim, puis a fait comprendre comment l’évolution de Durkheim durant sa période la plus féconde est inséparable d’un espace collectif international et des résultats d’enquête ethnographique au sein de l’anthropologie britannique.
D’autres travaux de terrain ont également été partagés et discutés, qu’il serait trop long d’énumérer, mais dont il faut souligner au passage la richesse grâce à la qualité des investigation des doctorants et autres participants, et à la densité des discussions sur matériaux. Les ateliers collectifs de fin d’année ont porté sur un second recueil, rassemblé en mai 2011, de onze textes issus des terrains des participants. Nous avons enfin assuré plusieurs séances de tutorats individuels sur la question de l’écriture du journal d’enquête et de son indexation analytique.